L’aventure a commencé au début des années soixante-dix. Nous, Fabienne, Michel et Pascal, avions
à peine plus de vingt ans chacun et, comme bien d’autres parisiens de notre âge, nous cherchions un local pour lequel nous n’avions pas le premier sou avec le projet d’y habiter et d’y créer un lieu pour vivre. Des mois passèrent et même des années…
Nous avions fini par trouver dans un petit village de Normandie une maison à louer. Mais elle était bien loin de la capitale, à 135 kilomètres de la Porte de Saint-Cloud, exactement. Un véritable exil.
Au mois de novembre 1973, nous nous installions à La Neuville-du-Bosc, dans l’Eure.
Sitôt arrivés, nous écrivions un texte pour faire savoir que nous étions prêts à accueillir les enfants et les adultes qui devaient venir grossir les rangs de cette entreprise : Une école est née .
À la fois informative et publicitaire, cette circulaire pressait tout ce que nous comptions d’amis et de clients potentiels de se manifester, en masse. Il semblait qu’il y en eût beaucoup.
Un long silence suivit cette missive. Un silence qui, s’il s’harmonisait bien avec la campagne normande, n’arrangeait pas nos affaires. Il allait falloir revoir la question autrement.
Pas un instant, nous n’avions pensé à plier bagages.
Contacté, Fernand Oury nous avait invité chez lui, dans la banlieue de Paris. Nous connaissions les livres de cet instituteur et ses théouries avaient eu une influence certaine sur notre présence à la Neuville. D’emblée, il nous mit en garde : » Vous ne comptez pas faire un nouveau Summerhill? » Il estimait que le livre de Neill, Libres enfants de Summerhill, sorti de son contexte historique, avait fait suffisamment de dégâts en cautionnant des pédagogies non directives. Nous ne comprenions pas bien à l’époque.
Mais ce déjeuner nous offrait l’occasion de lui exposer, longuement, notre projet. Nous lui avons parlé de ce que nous savions faire, de ce que nous voulions faire. Oury, lui, parlait surtout de sa classe de perfectionnement et se faisait une règle de ne « ne rien dire qu’il n’ait fait. »
Plus que la classe, c’est l’école qui nous intéressait. Ce sujet aussi le passionnait. Il était intarissable.
« Autre chose est possible aujourd’hui, aussi loin de l’autoritarisme ordinaire que de l’école de rêve. Et certainement pas entre les deux… Ce qui m’intéresse en pédagogie, c’est le milieu éducatif, ce qui fait que, là, on vit plus et mieux qu’ailleurs. Comment on aménage, on équilibre, on répare, on modifie ce milieu… Créer de nouvelles institutions, construire une école sur mesure où, le désir retrouvé, chacun travaille à son niveau, à son rythme selon ses capacités actuelles, ce n’est pas une rêverie : de tels milieux existent dans des classes sans intérêt statistique, étonnamment ignorées. »
« Nous en sommes à la préhistoire… » Fernand martelait ses idées comme un « Cro-Magnon de la pédagogie taillant, inlassablement, ses silex », en des phrases polies et nettes, tranchantes.
« Personne ne défend plus sérieusement les méthodes, qui ont fait leurs preuves, de cette école qui fabrique à présent plus d’estropiés scolaires que de producteurs-consommateurs, citoyens alignés et respectueux. »
« Quand les nécessités immédiates du gardiennage l’emportent sur les soucis lointains d’éducation, l’école du peuple devient l’école caserne. »
« En se réalisant, le rêve du XIXe siècle est devenu le cauchemar du XXe siècle. » Imitant l’accent du Midi, il citait Freinet . » Le scandale, c’est qu’il n’y ait pas de scandale. »
Ces remarques nous amusaient par leur force et leur justesse mais ne donnaient surtout pas
envie de rire : allions-nous nous fourvoyer à la Neuville?
À la fin du repas, Fernand Oury nous aida à rédiger une sorte de circulaire d’information.
Il nous recommanda, aussi, d’aller voir, Françoise Dolto, de sa part.
Madame Dolto, nous la connaissions à peine de réputation. Elle nous fixa rendez-vous à une heure très matinale, de sorte que nous étions obligés d’aller à Paris la veille au soir. La psychanalyste participait, ce soir-là, à un colloque sur la petite enfance. Nous y étions et, comme les autres spectateurs, fûmes fascinés par ses propos. Le lendemain matin à huit heures, nous nous rendions rue Saint-Jacques.
Notre projet, nous ne l’exprimions pas facilement en un discours. Nous savions mieux dire ce dont nous ne voulions pas. En face d’une pareille interlocutrice, la tâche nous paraissait encore plus malaisée. On se trompait. De fait, on parla en se relayant, chacun ajoutant quelque chose de personnel, mais aussi de commun à ce qu’avaient avancé les autres. Ainsi, prit naissance, dès ce jour-là, un personnage essentiel : la Neuville, personne morale et physique, association des trois, qui était le Projet.
Quinze jours plus tard, nos affaires réunies dans une camionnette de location, nous voilà chez nous à la Neuville-du-Bosc, petit village de l’Eure qui semblait sortie d’une nouvelle de Maupassant mais pas de son siècle !
Nos lectures, notamment celle du livre de Neill, et un échange de correspondance avec Fernand Oury, nous avaient incités à tenter l’aventure. Ouvrir une école n’avait pas l’air simple et pourtant, concrètement, on voyait assez bien comment ça pouvait marcher. Un autre fait, essentiel, avait influé sur notre décision : si Fabienne et Pascal étaient séparés, l’éducation de François faisait partie de leurs préoccupations prioritaires. Il avait été jusque-là un enfant facile. Or, il avait demandé à aller à l’école du quartier, à Bourg-la-Reine, et cet essai ne s’était pas très bien passé. Au bout d’une semaine, il ne voulut plus y retourner. Comme sa présence à l’école n’était pas alors une nécessité, on décida d’attendre un an ou deux. François avait quatre ans quand nous nous sommes installés à la Neuville.
Renseignements pris, la législation des écoles ne s’avérait guère contraignante : il fallait se constituer en association et faire une déclaration à la mairie. Le responsable légal devait, en outre, avoir vingt-cinq ans, posséder le bac et être dégagé des obligations militaires. Nous étions d’accord pour que Fabienne soit la directrice en titre. Comme elle n’avait pas l’âge requis, on décida d’attendre un peu avant de légaliser. C’était d’autant plus facile que nous n’avions pas d’élèves du tout. Les quelques amis désireux de nous rejoindre avaient, entre-temps, renoncé et les parents qui s’étaient déclarés enthousiasmés par le projet attendaient que nous ayons d’autres enfants que les leurs avant de nous confier leur progéniture.
Nos efforts pour attirer l’attention ne permirent pas même un début de recrutement. Nous n’avions trouvé qu’une solution pour faire rentrer de l’argent et établir un contact avec des clients potentiels : pendant les congés scolaires, nous gardions des écoliers parisiens. Ce n’était ni très simple ni très enthousiasmant. Nous avions envie de commencer à travailler, eux non, ils étaient en vacances. Néanmoins, ce qu’on leur proposait leur plaisait et certains souhaitaient rester.
Les parents, eux, hésitaient… Les premiers à tenter cette expérience de séjour prolongé furent trois sœurs dont les âges s’échelonnaient entre six et dix ans. Nous les connaissions depuis qu’elles étaient toutes petites. Très vivantes, elles n’appréciaient pas vraiment les écoles, pourtant nouvelles, dans lesquelles elles étaient allées jusque-là. C’était tout à fait le genre d’élèves que nous souhaitions avoir. Ève, neuf ans, écrivit dans le premier journal de l’école :
« Fabienne, Michel et Pascal, un jour, sont venus chez nous et ils ont dit : « On voudrait faire une école » et ils ont demandé si on voulait venir, alors on a dit : « Oui ». D’abord c’est Anne-Sophie et moi qui sommes allées et on a vu que c’était très bien. Alors en revenant chez nous, on l’a dit à Maïté. Alors Maïté est venue. On a quitté notre école à Paris et on est venues en Normandie. »
Maïté, l’aînée, gaie, dynamique, exubérante même, était toujours curieuse de tout, elle avait aussi une fâcheuse tendance à ne rien achever. C’est elle qui avait été la plus enthousiaste pour aller à la Neuville après un bref temps d’hésitation. Ève, sa cadette d’un an, suivait sa grande sœur pour l’essentiel. Mais elle ne manquait ni d’esprit ni d’habileté. Anne-Sophie était timide, fragile et un peu sauvage, souvent en opposition avec les deux autres. Elle n’aimait pas l’école mais elle voulait bien venir dans celle-ci parce qu’elle lui semblait différente.
Au fond, elle n’avait suivi les autres que pour ne pas rester seule à Paris.
Un jour où nous recevions des parents en vue d’une inscription, nous étions allés les chercher pour meubler l’école. Les enfants devaient ranger la classe. Pour faire chic, elles avaient mis une sorte de couvert scolaire, un cahier de chaque côté avec, de part et d’autre, une règle et un crayon et au-dessus, une gomme. Toutes les chaises que nous avions avaient été mises là. De sorte que leur visite terminée à l’autre extrémité de la maison, les visiteurs étaient restés debout! Ils n’inscrivirent pas leur fille… Les élèves d’emprunt, par contre, étaient ravies et décidées à rester…
Nous faisions tous nos trajets dans la voiture de Pascal, qui était trop petite. Nous voulions un minibus. Solution chère mais ne demandant pas d’apport, on donnait la voiture en reprise. Les mensualités du minibus étaient de 850 francs par mois. Ce qui était notre plus grande dépense mensuelle après le loyer (1500 francs). Ce minibus nous donnait une formidable autonomie de déplacement. Il suffisait d’embarquer tout le monde et nous pouvions, à tout moment, nous rendre où nous le souhaitions. C’était très commode de se déplacer ainsi au gré des événements. Du coup, tout, ou presque, devenait pédagogique : aller au marché, rapporter du bois de la ferme voisine ou visiter les usines désaffectées d’Elbeuf et y acheter des draps.
Nous allions aussi, avec les enfants, dans les librairies spécialisées à Paris pour choisir nos livres et le matériel pédagogique dont nous avions besoin. Un jour, la responsable du magasin OCDL, que nous fréquentions assidûment, voyant que nous hésitions avant de faire un achat, nous proposa de lui vider sa cave et d’en emporter le contenu…
I.2. Rencontre avec F. Dolto (=parents_dolto)*
Rencontre avec F. Dolto
Françoise Dolto… marraine de l’école.
L’Histoire de la Neuville a été largement marquée par la collaboration avec deux figures emblématiques de l’éducation : Françoise Dolto et Fernand Oury.
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